Carte blanche de Carl-Alexandre Robyn, Startup Financial Architect
Malgré les efforts très louables des pouvoirs publics, le dynamisme entrepreneurial dans notre royaume reste assez faible. En effet, le taux de création d’entreprises (part des nouvelles entreprises dans le total des entreprises actives) en Belgique est le plus fluet des pays de l’Union européenne : il avoisine les 3,5 % (9,5% en France, 10,5% aux Pays-Bas, 7,8% étant la moyenne européenne : chiffres Eurostat 2015). Dès lors l’impact macro-économique du dispositif public d’aide à la création et au financement d’entreprises est plutôt chétif.
Par ailleurs, le taux de mortalité des entreprises est relativement haut puisque grosso modo un peu plus de la moitié (51%) des entreprises créées disparaissent endéans les cinq ans. Même si ce taux de mortalité descend à 34% pour les entreprises accompagnées, cela n’a pas beaucoup d’effet sur la vigueur entrepreneuriale du pays puisque le taux d’abandon des projets est élevé : plus d’un tiers des projets accompagnés dans des structures d’accompagnement ne débouchent pas sur la création d’entreprises.
Si nous disposions d’un outil statistique efficient, concernant la création d’entreprises, nous nous rendrions compte qu’alors que près d’une entreprise sur deux (49%) est créée par une personne sans activité professionnelle (au chômage ou à la recherche d’un emploi, étudiant, retraité, personnes au foyer) : ces créations « par nécessité » accaparent plus ou moins trois quarts des ressources publiques (subsides, exonérations fiscales, prêts et avances diverses, dispositifs de garantie, prises de participation).
Les ressources publiques (la manne financière et le capital humain) dédiées à l’accompagnement entrepreneurial sont significatives et, proportionnellement à la taille de notre pays, du même ordre de grandeur, voire légèrement supérieures, à celles de nos voisins français et hollandais. On ne peut que louer le volontarisme et les efforts des pouvoirs publics en la matière. Cependant, cet « easy money » n’est pas efficacement recyclé dans les nouveaux projets entrepreneuriaux.
Seulement un quart des aides publiques sont allouées à la création d’entreprise « par opportunité », c’est-à-dire les projets portés par des personnes en activité professionnelle mais qui souhaitent pourtant saisir une opportunité d’affaire qu’ils pensent avoir déniché.
La création d’entreprises « par nécessité » engendre en moyenne 1,6 emploi. Tandis que la création « par opportunité » produit en moyenne 4,2 emplois. Et le taux de pérennité, à 5 ans, des entreprises créées pas nécessité est approximativement trois fois moindre que celui des entreprises créées par opportunité.
D’un autre côté, la littérature sur le sujet est abondante. En effet, les théories concernant l’apprentissage entrepreneurial et celles sur l’accompagnement des entrepreneurs se succèdent depuis quarante ans sans interruption. On a étudié en long et en large les facteurs clés de succès, les causes d’échec, les liens de causalité entre les traits de personnalité et les compétences des créateurs avec les performances de leurs entreprises, on a élaboré des tas d’inventaires des caractéristiques entrepreneuriales.
Les expérimentations de toutes ces théories ont débouché sur une multiplicité de structures institutionnelles de soutien aux entreprises : 56% des accompagnés y recourent. Et les termes pour désigner ces diverses structures accompagnant la création d’entreprise sont très nombreux, reflétant une réalité en perpétuelle évolution : « pépinière d’entreprise », « incubateurs de développement économique », « incubateurs académiques et scientifiques », « incubateurs sociaux », « incubateurs d’entreprises », « incubateurs d’investisseurs privés », « accélérateur », « ruche », « couveuse »…
Ajoutons à l’abondance des structures d’incubation, la pluralité des modes d’accompagnement (mentorat, tutorat, coaching, counselling, compagnonnage, sponsoring, parrainage…) et des postures d’accompagnement (« fonctionnaliste », « herméneutique », « réflexive et critique », etc.), en fonction des besoins spécifiques des porteurs de projet.
Ainsi, en fonction du type d’entrepreneur, de ses besoins, de son expérience et de son contexte personnel et professionnel, mais aussi de ses objectifs – voire de ses choix de vie – on observe le développement de structures et de modalités d’accompagnement fortement différenciées.
Bref, l’accompagnement entrepreneurial se coupe en quatre pour satisfaire aux attentes des porteurs de projet. Il s’adapte aux singularités et aux desiderata des entrepreneurs en herbe. Cette tendance générale est logique mais peu productive. En effet, la création d’infrastructures d’accompagnement ad hoc densifie le maquis des opérateurs, des modes et des postures d’assistance disponibles, cela complexifie l’écosystème du soutien à l’entrepreneuriat qui devient de moins en moins lisible pour les bénéficiaires, et plus coûteux pour la collectivité.
Autre conséquence, la concurrence des structures d’incubation augmente les coûts de l’accompagnement : coûts de communication accrus pour annoncer qu’on existe et pour atteindre la cible visée (la plupart des agences actuelles n’atteignent pas suffisamment leur cible), coûts de recrutement augmentés (il faut dénicher, convaincre et garder des profils d’accompagnateurs de plus en plus pointus…).
La solution est probablement contre-intuitive. Il s’agit d’instiller une autre logique que celle prévalant actuellement : changeons de paradigme pour développer un écosystème où ce sont les porteurs de projet qui s’adaptent aux méthodes (connues et à inventer) de création et de développement d’entreprises promues par les structures d’accompagnement.
Inspirons-nous de l’entraînement des commandos censés être aptes à opérer en territoire hostile: leur recrutement se fait surtout sur base de leur motivation (et moins en fonction de leurs traits de personnalité et de leurs compétences initiales, puisque l’instruction commando va transformer tout cela) et leur formation ne se fait pas à la carte et selon leurs tempos individuels. En réalité, les sergents instructeurs ne voient pas l’utilité de se montrer flexibles et réactifs vis-à-vis des attentes et des besoins de leurs « accompagnés » : dès lors, ils ne les dorlotent pas ! La guerre ne s’adapte pas à la personnalité des combattants : c’est le contraire, pour survivre, les combattants doivent transformer au plus vite leurs comportements, leurs habitudes (pour savoir opportunément « improviser, adapter, dominer »).
Pourquoi cet exemple martial ? Il est insufflé par le vocabulaire imagé employé par les entrepreneurs interviewés dans les enquêtes menées dans le cadre de la psychologie entrepreneuriale. Quand on demande à de jeunes fondateurs d’exprimer un retour expérientiel du marché abordé, les expressions suivantes reviennent fréquemment : « fosse aux lions », «bassin de piranhas », « rivière de crocodiles », « repaire de loups », « mer infestée de requins »… Et pour exprimer leurs sentiments concernant la levée de fonds, ils utilisent des métaphores comme «Parcours du combattant », « chemin de crucifixion » etc.
Ces images utilisées caractérisent la dureté et l’hostilité dans le monde des affaires : on y est jugé brutalement, cyniquement, hypocritement, cruellement…
À l’opposé, le langage des accompagnés questionnés dans le cadre d’enquêtes de satisfaction concernant les structures d’incubation est beaucoup plus doux : « endroit convivial, amical, chaleureux : je m’y sens bien, notamment parce que je peux avancer à mon rythme et surtout je ne m’y sens pas jugée… » « Solidarité, entraide, bienveillance… »…
En résumé, l’écosystème de l’accompagnement entrepreneurial est paradoxal, il crée des structures de « cocoonworking » qui sont à mille lieues de ce que vont rencontrer les accompagnés, une fois sortis de l’univers protecteur, chaleureux, bienveillant de leur cocon. Les primo entrepreneurs n’auront pas été entraînés à la mesure infernale du marché, un environnement où il faut vite apprendre à survivre parmi des gens hostiles qui veulent vous manger ou vous écarter !
Les accompagnateurs se démènent pour convenir aux entrepreneurs en herbe. Mais dehors, dans le feu de l’action de la vie réelle, pensez-vous que les clients, les fournisseurs, les investisseurs, les concurrents se couperont eux aussi en quatre pour correspondre aux rythmes et aux traits de personnalité des nouveaux venus sur leur marché ?
Carl-Alexandre Robyn
Startup Financial Architect (cabinet VALORO)