Verviers

TABLE RONDE VERVIETOISE : COMMENT FAIRE FACE À LA PENURIE DE METIERS ?

11 Minute(s) de lecture

La crise du coronavirus a porté les pénuries de talents à des niveaux jamais observés depuis 15 ans. Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les entreprises pour recruter et fidéliser leurs collaborateurs ? Quels sont les profils les plus pénuriques ? Comment améliorer les politiques d’activation des demandeurs d’emploi ? L’enseignement, les filières de formation sont-ils déconnectés des besoins des entreprises ? Votre CCI a rassemblé 2 actrices-clés en la matière, de même qu’un entrepreneur et un représentant de secteur pour débattre d’un sujet plus que jamais d’actualité.

Les participants

  • Marie-Kristine Vanbockestal, Administratrice générale du Forem
  • Raymonde Yerna, Administratrice générale de l’IFAPME (Institut wallon de Formation en Alternance et des indépendants et Petites et Moyennes Entreprises)
  • Paul-Philippe Hick, Directeur de la Confédération Construction Verviers-Eupen-Saint-Vith et Directeur de la Chambre de la Construction de Liège  
  • Francis Geron, Gérant de l’entreprise de titres-services Ménage et Vous et de la société Affaire et Vous spécialisée, entre autres, dans l’entretien de locaux professionnels (Heusy) 



La problématique de la pénurie de main d’œuvre s’est-elle accentuée au cours des dernières années ?

Marie-Kristine Vanbockestal : Les dernières statistiques officielles du Forem dénombrent 126 fonctions critiques parmi lesquelles 76 métiers en pénurie. Bien qu’il existe depuis 20-25 ans, ce phénomène de pénurie s’accélère en effet depuis quelques années. C’est devenu un problème général en Europe occidentale, mais aussi aux Etats-Unis. Ce n’est plus tant un phénomène économique mais bien sociologique, voire culturel.
Les filières scolaires dans certains domaines s’assèchent. Le problème commence là : avoir des jeunes qui s’inscrivent dans l’enseignement qualifiant. Face à cette absence de jeunes, il convient de se poser la question : pourquoi ne sont-ils plus attirés par ces filières ? Les parents sont en partie, si pas complètement, responsables de cette non-orientation. C’est aussi lié à une image de pénibilité, vraie, ou fausse, vis-à-vis de certains métiers. Soulignons ainsi que 80% des métiers en pénuries sont liés au geste et au physique tandis que 20% seulement relèvent de l’intellectuel.
Est-ce réversible ? Tous les acteurs du marché de l’emploi, les politiques, les opérateurs ou encore les entreprises doivent en tous cas s’y atteler ; on ne peut pas ne pas agir. C’est un véritable problème de société.

Raymonde Yerna : A l’IFAPME, nous formons des candidats de 15 à 40-50 ans. La crise du covid a accentué le phénomène de pénuries, notamment dans les secteurs de la construction et de l’horeca. Pourquoi ? Car il existe une pression des parents et sociale qui poussent vers les études supérieures.
Aujourd’hui, nous observons toutefois le retour de beaucoup d’adultes vers nos centres de formation ; ces personnes ont envie de revenir vers le métier de leurs rêves alors qu’ils auraient pu faire plus tôt une filière technique conduisant à l’emploi.
Pour affronter cette pénurie, il faut dès le plus jeune âge ouvrir le champs des possibles, démystifier les filières, montrer que ces formations mènent à l’emploi, montrer que ces métiers évoluent et favorisent l’intégration des nouvelles technologies. Notons que 87% de nos candidats trouvent un emploi, soit davantage que les étudiants titulaires d’un master.

Paul-Philippe Hick: Il existe une série de stéréotypes hérités du passé entourant, notamment, les métiers de la construction. Or, au cours des dernières années, nos métiers se sont modernisés. Ils sont devenus plus technologiques, utilisant davantage le digital… Parallèlement à cette problématique d’image qui n’est pas neuve, de nouveaux enjeux sociétaux se sont accentués depuis 18 mois : les politiques européennes environnementales de réduction de l’effet de serre, mais aussi les terribles inondations qui ont frappé la Wallonie, ont considérablement accru le nombre de projets de rénovation. Nos métiers sont plus essentiels que jamais. 

La pénurie de métiers freine-t-elle le développement de votre entreprise ? Est-elle votre préoccupation première au niveau des ressources humaines ?

Francis Geron : Très clairement. J’ai actuellement 110 clients en attente !  J’emploie 175 collaborateurs et je pourrais engager entre 15 et 20 personnes supplémentaires. Nous cherchons depuis des mois. Nous avons diversifié nos modes de communication avec, par exemple, la création de groupes Facebook pour trouver du personnel. Notre dernière offre d’emploi a reçu 75 réponses sur une semaine, mais aucun n’était intéressante.   Pourtant, nous n’avons pas besoin de personnes qualifiées ; nous pouvons les former nous-mêmes. On touche vraiment tout le monde, dans toutes les tranches d’âge.



M.-K.V. : La réserve de main-d’œuvre est quantitativement très importante, mais n’est pas prête à l’emploi. Il y a actuellement 207.000 demandeurs d’emploi inscrits au Forem en août ; 55 % (et le chiffre s’aggrave) ne sont pas diplômés de l’enseignement secondaire supérieur, soit au-delà de la 4e secondaire et sont donc réputés ‘non qualifiés’ ; 43 % sont des chômeurs de longue durée (> 2 ans) tandis que 20 % ont moins de 25 ans et sont donc réputés sans expérience. Le constat est désolant quand on accole ces trois données.
On n’atteindra pas 80 % de taux d’emploi à l’horizon 2030  –  comme le souhaite le Gouvernement fédéral – même si toute la main-d’œuvre disponible était mobilisée, car il y a aussi toutes les personnes qui émargent à l’INAMI.

Comment rapprocher ce public du marché du travail ?

M.-K.V. : Il faut les former. Mais comment attirer les demandeurs d’emplois ou des jeunes de 14 ans dans nos formations ? Comment qualifier cette réserve, la rendre employable et insérable sur le marché en réponse aux demandes des entreprises. C’est un billard à 3 bandes. Les causes sont multi-factorielles et les solutions, nous les trouverons ensemble, même si j’en ai quelques-unes.

R.Y. : Nous avons enregistré une diminution du nombre de jeunes dans les filières en alternance, mais heureusement une croissance du côté des adultes.
On n’attire pas des candidats en leur disant « Venez vous former dans un métier en pénurie ! ». Il faut leur parler de projets comme la construction du tram, leur dire que ces métiers agissent favorablement sur la planète… On doit donner du sens à ces emplois et travailler avec les entreprises. Nous créons des opportunités pour que les jeunes – aussi les femmes – découvrent les métiers et les entreprises.

F.G. : Le problème est une question d’éducation. Ce n’est même pas une question d’avoir ou pas envie de travailler. On n’a tout simplement plus appris aux gens à travailler. Je suis fils d’agriculteur : en été, on achevait de rentrer le foin jusqu’au bout de la nuit si nécessaire. La semaine dernière, un nouveau collaborateur à qui on aurait pu proposer un CDI rentrait des palettes dans un container ; après 2 heures, il est parti car il n’avait plus envie de travailler.
Depuis la guerre, on a créé des générations d’assistés. Quand on n’a pas vu travailler ses parents ou ses grands-parents… Et quand on gagne 1300 euros au CPAS et, comme j’en connais, 1350 euros comme peintre… Pourquoi voulez-vous qu’ils se lèvent le matin ?

M.-K.V. : Je savais qu’on en viendrait là. On doit se poser la question de savoir si certains jeunes ont encore envie de travailler. Sociétalement, le travail va-t-il rester le moteur et l’élément structurant ? Je ne vais pas aller sur le terrain idéologique ou philosophique. Par contre, pourquoi avons-nous ce sentiment qu’une certaine partie de la population ne veut plus travailler ? Peut-être, pour certains, parce qu’ils ont été assistés, mais je ne crois pas que ce soit la cause principale.   Bien évidemment, il faut travailler sur les systèmes assurantiels de ce pays, et ne pas se mettre la tête dans le sable. Mais retournons à la racine :  c’est l’enseignement qu’il faut réformer. Avec le Pacte d’Excellence, on n’a jamais été aussi loin dans cette volonté de réformer. C’est, notamment, casser les filières de relégation, ouvrir les horizons sur les métiers d’aujourd’hui tels qu’ils sont, continuer de développer la mission éducative de l’enseignement avec les fameuses soft skills, ces compétences relationnelles qui permettent à un travailleur, au-delà de la maîtrise du geste, d’arriver à l’heure, de faire preuve d’initiative, de travailler en équipe… 
Pour les patrons, apprendre le geste n’est visiblement pas un problème. La difficulté, c’est toujours cette problématique pour les demandeurs d’emploi de coller aux codes de l’entreprise. Que fait le Forem face à ce constat ? On s’est donc dit qu’on allait s’attaquer aux soft skills dans la sphère de nos centres de formation. Quand j’ai dit à des formateurs « Vous allez un peu reprendre l’éducation là où elle s’est arrêtée », ils m’ont répondu « Non, je ne suis pas venu pour ça ». Alors nous les avons travaillés au corps et nous implémentons aujourd’hui des modules axés sur les codes de l’entreprise. Désormais, tout demandeur d’emploi en formation en alternance passera d’abord à travers ces modes de formation en compétences transversales.Par ailleurs, même si on n’a pas de diplôme, il faut savoir dire qu’on peut progresser dans des métiers dits peu attractifs au niveau technique, managérial, formation…


R.Y. : Je voudrais insister sur deux moyens pour améliorer la situation.
D’abord, améliorer la lisibilité du paysage pour les apprenants et les entreprises. L’offre de stages, par exemple, est complexe. Or plus c’est complexe, moins c’est attractif. On doit cultiver le modèle qui marche, le triangle centre de formation – entreprise – référent qui accompagne, avec l’apprenant au centre. 
Ensuite, faciliter la perméabilité des parcours. On doit favoriser le fait qu’on peut faire une formation en alternance et poursuivre à l’université, et réciproquement. L’Allemagne et la Suisse ont beaucoup investi dans l’alternance qui est perçue comme une vraie filière d’excellence : 60 % des jeunes Suisses sont impliqués, contre 5 à 8 % en Wallonie.

P.-P.H. : La filière d’alternance est effectivement une filière d’excellence. On apprend beaucoup, on rencontre des gens qui donnent un savoir-faire. Il faut faire découvrir ces formations aux jeunes et à leurs parents ! On consacre beaucoup d’énergie à des campagnes de communication à travers différents supports pour montrer le sens et la valeur ajoutée des métiers en pénurie. Nous proposons par exemple des stages découvertes  dans les entreprises pour permettre aux jeunes de se projeter dans les métiers.

R.Y. : Nous avons la capacité de remobiliser les jeunes. Ils arrivent parfois un peu cassés après avoir raté à l’école, mais ils se remotivent avec le stage en entreprise dès qu’ils sont dans le concret.

P.-P.H. : On oublie peut-être les success stories. Des jeunes sont passés par ces filières d’apprentissage. Ils ont innové, ont conçu de nouveaux process, géré des équipes et sont même parfois devenus des patrons. On doit aussi miser sur tous ces succès.

Du coté de l’IFAPME, est-il facile de trouver des entreprises prêtes à accueillir des stagiaires en formation d’alternance ?

R.Y. : Il existe des entreprises qui ont cette approche dans leur culture. Elles émanent principalement des secteurs de la construction, de l’horeca, des parcs et jardins… Elles sont progressivement rejointes par des acteurs de la santé, des biotech, du numérique… Former un stagiaire, c’est une charge mais aussi un investissement sur l’avenir car il connaît les valeurs et l’organisation de l’entreprise. Dès qu’il est engagé, il est directement opérationnel.  Près de 90% des patrons sont prêts à recommencer.
On doit cultiver notre partenariat public-privé, mutualiser nos expertises et nos expériences.

Récemment, la possibilité de sanctionner les chômeurs qui refusent un métier en pénurie a agité les débats. Le droit au chômage doit-il être davantage conditionné ? 
M-K.V. : Je sens le Forem interpellé sur ce point. Je tiens donc à rappeler que nous avons des conseillers qui contrôlent les demandeurs d’emploi, même s’ils ne sont pas assez contraignants selon le point de vue. Croyez bien que la fonction des conseillers est de les ‘serrer à la culotte’. Toute la réforme en cours va dans ce sens. Précisions également que pendant leur stage d’attente, les demandeurs ne touchent rien. Ceux qui restent devant leur TV n’accéderont jamais aux allocations d’insertion. Ils sont contrôlés au 5e et 11e mois où ils doivent faire preuve de leur recherche d’emploi, d’entrée en formation…L’incitant est un levier plus performant que la sanction, mais je suis d’accord que les droits doivent être conditionnés et éventuellement faire l’objet d’une sanction. Un chômeur qui refuse un emploi convenable – et ce terme n’est pas subjectif mais décrit dans un arrêté royal selon des données objectivables (distance, diplôme…) – ou une formation est passible d’une sanction. Et il y en a.
Où placer le curseur entre incitant et sanction ? Quand je donne tous les 6 mois les chiffres des sanctions (appliquées par l’Onem sur base de nos contrôles) aux partenaires sociaux qui composent le comité de gestion du Forem, il y en a toujours trop pour le banc syndical et pas assez pour le banc patronal. Ce sujet ne fera jamais l’unanimité. Moi, j’applique la réglementation.

F.G. : Je comprends la problématique du Forem. Mais pour moi, la formation, c’est l’étape d’après. Il faut d’abord que le gars se lève le matin. Nos débats tournent autour des gens qui travaillent et des gens qui ne travaillent pas. Nous, les entreprises, on a envie de connaître les statistiques des gens qui sont sanctionnés.
Vous faites le maximum mais le Forem est un vieux dinosaure qui doit évoluer. Il est catalogué comme une administration. Vous souffrez d’un problème d’image comme l’ONEM, Proximus ou B-Post. Les jeunes ont une appréhension à vous aborder. Mettez-vous à leur place. Pourquoi ne pas engager des influenceurs qui mettraient en avant le travail ? Pas ceux qui sont dans leur canapé, avec une montre en or, à Dubaï… C’est ça que les jeunes voient. Ils n’ont pas la notion du travail. Les jeunes entendent ces discours type ‘’Je ne bosse pas et c’est chouette !’’. Il faut des influenceurs qui disent : ‘’Je bosse et c’est chouette’’. A mes travailleurs qui ne gagnent pas plus que certains chômeurs, je leur dis que le travail leur apporte d’autres choses.
En Belgique, le travail n’est plus une valeur. On est sorti de l’éducation catholique qui disait : ‘’Il faut travailler’’. Notre société actuelle a tout balayé.

M.-K.V. : Je réfute le terme dinosaure ; mastodonte aurait été plus adéquat. Mais encore une fois, nous évoluons. Le Forem est un opérateur public, et pas une administration. Par contre, vos analyses sont justes sur la manière dont les jeunes voient le monde à travers le web et les réseaux sociaux. Ils ont la perception d’un monde facile avec la valeur travail qui s’estompe. Nous devons beaucoup communiquer et nous avons déjà 2 influenceurs. Nous avons mené une enquête auprès de 6000 jeunes (demandeurs d’emploi, 2000 de l’enseignement supérieur, 2000 de l’enseignement secondaire) pour leur demander pourquoi ils ne se dirigeaient pas vers les filières techniques.
Le principal élément neuf qui ressort, c’est que le travail n’est pas tout. Ils préfèrent un job partiel avec un plus petit salaire laissant du temps pour s’investir et s’épanouir dans d’autres sphères de la société, comme la famille, la culture, l’environnement par exemple, qui correspondent à leurs valeurs. Nous devons désormais intégrer ces éléments.

P.-P.H. : Il est essentiel de renforcer le lien entre les jeunes et le monde de l’entreprise, notamment pour casser tous les stéréotypes. Dans cette optique, nous proposons, notamment,  des stages découvertes dans les entreprises, qui permettent entre autres de se projeter dans la réalité d’un métier.

M.-K.V : J’ai été ravie de participer à cette table ronde et de rencontrer les entreprises. Ces échanges nous nourrissent pour évoluer.

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