Liège-Verviers

TABLE RONDE LIEGEOISE – Quel poids économique pour la culture ?

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Pendant plus d’un an, la culture a été à l’arrêt (ou presque). Cette mise sous couveuse a impacté, et impacté encore, de nombreuses entreprises bien au-delà des acteurs culturels (techniciens, loueurs de matériel, traiteurs, imprimeurs, billetteries, entreprises de sécurité, grossistes en boissons…). Votre CCI a réuni, dans la salle du Foyer de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, 5 personnalités liées au monde de la culture pour échanger et démontrer, éléments à l’appui, que la culture n’est pas un sous-domaine de notre économie.

Les participants :

  • Simon Bouazza, Directeur du Forum de Liège
  • Alain Mager, Administrateur délégué d’Europa Expo (organisateur des grandes expositions au sein de la gare de Liège-Guillemins) 
  • Daniel Weissmann, Directeur de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège 
  • Luc Gillard, Député provincial – Président
  • Jean-Pierre Hupkens, Echevin de la Culture à la Ville de Liège

François Mitterrand a dit : « Investir dans la culture, c’est investir dans l’économie ». Que vous évoque cette citation ?

A.M. : Je vais poursuivre la phrase de François Mitterrand qui disait : « C’est du même coup dégager l’avenir et contribuer de la sorte à rendre tout son sens à la vie ». Cette deuxième partie explique et justifie le début de la citation.

« Ce n’est pas parce qu’elle débouche sur une activité économique que la culture doit être soutenue. Elle doit être soutenue pour ce qu’elle est profondément. »

Jean-Pierre Hupkens, Echevin de la Culture de la Ville de Liège

J.-P.H. : Quand on se préoccupe de la culture, on se sent souvent obligé de souligner qu’elle a un impact économique, comme si on était obligé de justifier qu’elle ne soit pas gratuite. Cette approche est perverse puisque ce n’est pas parce qu’elle débouche sur une activité économique qu’elle doit être soutenue. Elle doit être soutenue pour ce qu’elle est profondément.

D.W. : Je vais être un peu plus critique avec ce crédo. Moi, j’ai un doute : si nous avions une philosophie de la culture aujourd’hui dans la société, nous n’en serions pas là aujourd’hui. On a clairement un problème : être obligé de justifier les retombées économiques et les diversités de sous-traitance pour lui donner un sens, alors que c’est l’inverse. C’est parce qu’elle a un sens qu’il faut aussi lui trouver un minimum de réalité dans l’économie dans laquelle nous vivons. La culture n’a jamais été en danger, et ne le sera pas. C’est la culture de masse qui est en danger. On l’a fabriquée, au même titre que d’autres services dans d’autres secteurs consuméristes pour lesquels on exige que l’emploi soit rentable. C’est une erreur. Il existe beaucoup de secteurs dans lesquels l’emploi non productif est une question qui commence à se poser, surtout en cette période de covid. La culture n’est pas systématiquement non productive, mais son sens n’est pas d’être productive.

L.G. : La question de l’utilité de la culture ne se pose pas. Pour preuve, la culture est la deuxième matière après l’enseignement en matière de budget à la Province de Liège. Au-delà des 1300 projets qu’on soutient – parmi lesquels beaucoup de projets émergents qui ne sont pas dans une culture économiquement rentable -, il y a des investissements dans les infrastructures. La culture a en effet besoin de lieux. De grands projets n’ont pas été abandonnés pendant la crise et les pouvoirs publics ont été peut-être les seuls à soutenir ce secteur au travers d’aides au fonctionnement. Ce tissage qui existe au travers de la culture doit permettre de réenchanter la vie.

La culture peut-elle se mesurer, et si oui, comment ?

J.-P.H. : On bute sur la définition du périmètre du vocable ‘culture’. Qu’en est-il par exemple de l’enseignement, du divertissement selon ses différents types, de l’activité audiovisuelle, etc. ? Est-ce de la culture ? C’est très compliqué de la définir, tout comme la mesurer, mais faut-il quantifier ? Est-ce que la matière dont on parle se prête à la mesure ? Personnellement, j’émets des doutes. Bien sûr, il convient de pouvoir mesurer et justifier l’emploi et l’impact des fonds publics en matière d’action vers les publics, d’épanouissement personnel et collectif, de missions à remplir… Mais mesurer l’impact économique est secondaire. En effet, si on regarde au travers du prisme économique, on mettra en péril tout le pan de la création.

« Le seul indicateur de la culture, c’est le public. Il faut trouver l’adéquation entre l’objectif mené par l’acteur culturel et la réponse du citoyen.»

Alain Mager, Administrateur délégué d’Europa Expo

A.M. : Aujourd’hui, la culture ne se discute pas. C’est un des piliers qui permet à l’être humain d’avoir un minimum d’équilibre. Tous les acteurs sont à la fois différents et complémentaires. L’indicateur n’est pas nécessaire pour justifier le rôle qu’on remplit. Le seul indicateur, c’est le public. Il faut trouver l’adéquation entre l’objectif mené par l’acteur culturel et la réponse du citoyen.

S.B. : Il appartient de positionner l’intervention publique comme un soutien à l’épanouissement de l’individu. C’est aux pouvoirs publics de défendre cette approche.
Le débat qui est posé, c’est de soutenir à travers les choix posés par le politique, l’éveil des jeunes à la musique, au théâtre… Et à côté, il y a des loisirs et des divertissements culturels. Et il existe aussi une industrie. Est-ce la mission des pouvoirs publics de la soutenir parce qu’il y a de l’emploi ? Faut-il opposer ces différents volets ou plutôt créer davantage de liens ? Ce sont des débats.

D.W. : La vie culturelle fait partie intégrante de la vie sociale. Si on s’interroge sur son poids économique, c’est qu’on cherche à savoir où se trouve l’essentiel. Les mois écoulés ont été la preuve qu’il y avait un besoin de se revoir, de se réunir autour de quelque chose qui nous apprenne. On s’est mis devant des écrans car il y avait besoin de se retrouver d’une autre manière, mais le numérique est un leurre. Il peut accompagner des pratiques mais on ne peut vivre dans une société dans laquelle nous sommes tous isolés les uns et les autres. La culture fait partie des moyens de se retrouver.

« Une société développée consacre des moyens à la culture sans en attendre forcément un retour économique. »

Luc Gillard, Député provincial-Président

L.G. : Il n’existe pas d’indicateur pour quelque chose qui est qualitatif. Le seul indicateur, c’est qu’il existe des moyens pour qu’émergent
de nouvelles formes de culture. Une société développée consacre des moyens à la culture sans en attendre forcément un retour économique. La culture mainstream n’a pas besoin d’être soutenue car elle est très populaire et génère énormément de moyens. A côté, il y a un champ qui œuvre à l’émancipation, qui nous permet d’être des citoyens plus ouverts à la société dans laquelle nous vivons. Il ne faut pas en attendre un retour économique direct, bien qu’il soit indéniable…

A.M. : Sur base de ses analyses, le Centre de Recherche en Action publique, Intégration et Gouvernance (CRAIG) estime que le retour sur investissement en matière d’aide publique est de 62%. Un tel chiffre démontre que l’aide est justifiée et prouve sa raison d’être.

« On a clairement aujourd’hui des acteurs publics excédentaires et des acteurs privés à genoux. On doit se demander comment les premiers peuvent aider les deuxièmes. »

Daniel Weissmann, Directeur de l’OPRL

Quels enseignements les acteurs culturels peuvent-ils retirer de cette crise ? La nécessité, par exemple, de se fédérer davantage pour mieux se faire entendre ?

D.W. : Il y a une opposition assez marquée entre le secteur public et le secteur privé. Les pouvoirs publics ont posé un geste rapide et noble en continuant à soutenir le fonctionnement des institutions et les centres culturels afin qu’ils ne sombrent pas. Il y a ensuite eu des actions pour les gens fragiles, puis le secteur privé a crié au secours. On a clairement aujourd’hui des acteurs publics excédentaires et des acteurs privés à genoux. On doit se demander comment les premiers peuvent aider les deuxièmes. Pour une fois, on devrait nous en laisser la responsabilité et ne pas reprendre d’un côté pour redistribuer de l’autre. Nos secteurs sont en effet très variés. Si l’un peut faire un effort, il doit le faire à titre éthique, vers celui qui est à genoux. Je suis sûr que nous avons les moyens de redistribuer afin que toutes les économies de la culture puissent redémarrer. Ce serait irresponsable de ne pas le faire. Les acteurs ont réussi à se fédérer, à se mettre d’accord même entre néerlandophones et francophones pour porter un message. On a compris qu’on n’était pas des doux rêveurs, mais bien des gens responsables. On a la capacité d’avoir un dialogue avec les politiques. On peut avoir des débats et des réflexions communes. C’est l’un des éléments amenés par la crise.

J.P.H. : Le monde de la culture est entendu par les pouvoirs politiques, avant et pendant la crise, singulièrement en Belgique francophone. Il n’est pas remis en cause dans son fonctionnement, comme parfois en Flandre. Le budget de la culture en Communauté française a d’ailleurs augmenté ces dernières années. La question de la cohérence des politiques de soutien des uns et des autres doit être posée ; c’est un énorme chantier. Si on compare, par exemple, les moyens alloués par la Communauté française à Bruxelles et aux différentes provinces de Wallonie, la disparité est énorme et inacceptable. On passe du simple au double en montant par habitant. D’autre part, avant la crise, j’ai souvent entendu dire que les emplois de la culture étaient non délocalisables ; je n’en suis plus certain aujourd’hui quand je vois l’avènement du numérique. C’est une des questions fondamentales que pose la pandémie. Il ne faudrait pas que le numérique soit une nouvelle cause de distinction sociale, au sens où Bourdieu l’entendait.

S.B. : Oui, la crise a engendré la mise en place de fédérations, peut- être davantage dans le privé. On verra si ces structures perdurent au- delà du covid. Au niveau de l’affectation des subsides, heureusement que les pouvoirs publics ont maintenu leurs subventions dans le cadre de différents programmes. Pour le secteur privé, c’est un peu différent. Ce sont des entreprises, parfois très petites, des indépendants qui ne sont pas tributaires de subsides émanant de ministères et qui ont reçu des aides économiques auprès d’institutions comme la Région wallonne ou le fédéral.

A.M. : Je voudrais rebondir sur le caractère délocalisable des emplois par un clin d’œil. Parfois, ce sont simplement les endroits qui sont concernés. Nous avions, par exemple, fait le choix d’un parking de la gare des Guillemins comme lieu d’exposition à titre d’expérience il y a 10 ans sur base d’une réflexion sur la mobilité. Aujourd’hui, la question ne se pose plus ; un tiers de nos visiteurs viennent en train. Nous sommes devenus des porteurs d’affaires pour la SNCB, à sa grande satisfaction. J’ai par contre un coup de gueule par rapport au cloisonnement. Pour un acteur privé, ce n’est pas aisé de trouver des sources de financement. Actuellement, le sponsoring est devenu quasi inexistant. Le tax shelter, par contre, s’inscrit comme un moyen pouvant répondre à pas mal de préoccupations. Il prend en charge tout le préfinancement d’une activité. Ce mécanisme est donc une solution à prendre en compte, même si son obtention ne va pas de soi. Ainsi, pour l’expo Génération 80, nous avions évidemment décidé d’évoquer la chute du Mur de Berlin. Nous avons imagé le lieu avec une start- up liégeoise qui nous a conçu un bel espace. Nous voulions aussi y intégrer une dimension musicale. J’avais alors pris contact avec le Conservatoire de Liège qui m’avait répondu que c’était possible, mais aussi surtout utile car leurs élèves de terminale sont tenus de faire des prestations en public. Mais in fine, le tax shelter n’a pu être utilisé pour soutenir ce projet car ces jeunes ne disposaient pas du statut d’artiste…

L.G. : Soulignons l’importance des pouvoirs publics qui ont maintenu à flots beaucoup de structures alors que le sponsoring s’organisait autrement et orientait ses moyens ailleurs. La Ville et la Province ont aussi rassemblé les moyens alloués aux événements annulés pour aider les artistes à exister pendant quelques moments de respiration. Le chômage économique a aussi été bien utile. Aujourd’hui encore, les pouvoirs publics peuvent mettre de l’huile dans les rouages pour éviter que le redémarrage soit totalement catastrophique.

La crise a-t-elle changé le regard que vous portez sur le numérique ?

D.W. : Lors de mon arrivée à l’OPRL, j’ai rapidement créé des outils de développement numérique pour nous donner de la visibilité au-delà de nos murs. Nous avons évidemment maintenu ces outils durant la crise et les avons adaptés. Ainsi, alors que nous avons, en temps normal, une moyenne de 75 production/an, nous sommes parvenus à en maintenir 40 grâce au numérique. Parallèlement, la chaîne YouTube de l’OPRL est passée de 35.000 spectateurs à 350.000 grâce aux partages sur les réseaux sociaux. La crise a été un accélérateur indéniable pour le numérique, mais il faut à présent se poser les bonnes questions : sommes-nous prêts à faire ce virage ? A quoi cela peut-il servir à l’avenir, surtout quand les spectateurs reviendront dans les salles. Et en quoi le numérique peut-il être un outil pédagogique et de partage très puissant ?

« Ce qui nous fait peur avec le numérique, c’est la possibilité que, demain, des artistes de grande notoriété raccourcissent leurs tournées et ne fassent plus étape à Liège. »

Simon Bouazza, Directeur du Forum de Liège

S.B. : Notre position est différente au Forum. Nous avons vocation à créer des émotions entre les artistes et le public. Ce qui nous fait peur avec le numérique, c’est la possibilité que demain, des artistes de grande notoriété raccourcissent leurs tournées et ne fassent plus étape à Liège. Pour des raisons de rentabilité, ceux-ci se contenteraient d’une date dans notre pays, à Bruxelles par exemple, et inviteraient leur public à les retrouver en streaming pour leur concert belge. Cette possible évolution ne nous donne pas envie de miser sur le numérique. On ne peut pas scier la branche sur laquelle on se trouve.

J.-P.H. : Le numérique n’est pas l’ennemi. C’est un moyen d’aller vers le public, complémentaire à d’autres démarches pour rencontrer des publics, éloignés par exemple. L’objectif est de diffuser vers le plus grand nombre une production localisée ici. Mais comme on vient de l’entendre, la réalité des uns n’est pas la réalité des autres.

A.M. : Le numérique n’est pas la solution miracle, mais une vraie opportunité sur le plan de la communication, notamment. On s’est par contre toujours refusé de permettre au public de visiter virtuellement nos expositions car nous y perdrions notre âme ; le créneau que nous avons choisi voici 30 ans est de proposer des expositions en immersion qui permettent de susciter des émotions.

L.G. : Je prendrai un exemple d’opportunité créée par la crise : la bibliothèque dont les consultations dématérialisées ont été multipliées par 4. La technologie permet d’accéder à davantage de ressources. Même en formule ‘take away’, nous avons saisi l’opportunité de nous transformer, de renforcer le réseau des bibliothèques de la Province. Nous avons touché de nouveaux utilisateurs. Ces éléments-là ne disparaîtront pas après la crise.

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